L’ours et le samourai

Pourquoi ce petit ourson dans le logo d’albi ?

Et que vient faire un samouraï dans cette histoire ? La bile d’ours contient de l’acide ursodésocholique, et la découverte de cette substance clef pour nos maladies est une histoire extraordinaire, qui commence au Japon et se poursuit à Paris…

Les légendes japonaises relatent que les samouraïs ingurgitaient une rasade de bile d’ours (beurk !) avant de partir au combat pour s’assurer de leur quasi invincibilité. La pharmacopée chinoise inscrit la bile d’ours dans ses produits les plus recherchés. Encore aujourd’hui, la bile d’ours reste en Asie un « médicament » très prisé, au grand dam des protecteurs des espèces sauvages. Pourquoi ? La bile d’ours contient de l’acide ursodésocholique, et la découverte de cette substance est une histoire extraordinaire, contée plus bas par le Professeur Poupon.

Aujourd’hui, la molécule a été synthétisée, et les petites pilules familières aux malades sous traitement n’ont vu d’ours ni de près ni de loin.

Malgré les progrès scientifiques, l’exploitation de la bile d’ours persiste en Asie. Les conditions dramatiques dans lesquelles cette bile d’ours est obtenue (ours en cage, cathéter permanent dans la vésicule biliaire…) provoque de vives réactions des organismes de protection des animaux, face au quasi-mutisme des autorités sur ces pratiques semi-clandestines.

Si vous avez le cœur bien accroché et lisez l’anglais, voici quelques articles sur le sujet dans le New York Times, le National Geographic, le Telegraph, l’ONG  World Animal Protection.

Des produits n’ayant plus qu’un faible rapport avec les maladies circulent, comme ce « jus de bile d’ours frais », perpétuant une pratique rendue obsolète par l’arrivée des molécules de synthèse et entretenant, au-delà de bases scientifiques, tout au mythe autour d’un animal dans lequel il est facile de projeter d’innombrables vertus.

Le commerce international de la bile d’ours est interdit par la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction (CITES), le traité qui réglemente le commerce transfrontalier des espèces sauvages. Alors que l’élevage de bile d’ours est illégal en Corée du Sud et au Vietnam, il y est toujours pratiqué clandestinement, et il reste légal en Chine.

Nous devons avouer que nous avons, pour le logo de l’association, pris des libertés avec la zoologie en choisissant un ourson blanc. L’ours exploité en Asie pour sa bile est un ours brun au collier blanc caractéristique, nommé ours noir, ou par un de ses nombreux surnoms : ours de lune, ours solaire (moon bear, sun bear), ours à miel, ours chien…

Néanmoins c’est sur l’ours polaire que cet acide biliaire fut originellement identifié, en 1902.

Cette photo a été prise au Laos, dans un parc géré par une ONG qui sauve des ours récupérés dans des fermes à bile, au Vietnam le plus souvent.

> rédaction: PhD, albi, mars 2007
> révision: PhD, albi, le 17/02/2023

La fabuleuse histoire de l’urso

Prof. Raoul POUPON
Chef du service d’hépatologie – Hôpital et Faculté Saint-Antoine- Université de Paris      

L’acide ursodéxoxycholique (AUDC, ou UDCA en anglais) est un acide biliaire présent en grande abondance dans la bile d’ours, également présent chez l’homme mais en petite quantité. Dans cette introduction, je vais tenter de vous retracer l’histoire de cet acide biliaire, de sa conception à nos jours. Le moyen âge japonais est source d’innombrables légendes et notamment celle qui conférait à la bile d’ours des propriétés extrêmement importantes, la bile d’ours desséchée était réputée pour exalter la virilité, la bravoure, la loyauté, et toutes les valeurs nobles des anciens samouraïs du Japon féodal.

Conception et naissance de l’AUDC

L’AUDC fut identifié en 1902 par un suédois, Hammarsten, à partir de la bile d’ours polaire. Ce chimiste nomme cette substance acide ursocholeinic.

En 1927, Shoda de l’université d’Okayama effectue sa cristallisation à partirde la bile d’ours importée de Shangaï. Il lui donne le nom d’acide ursodésoxycholique. En 1936, Iwasaki, de la même université, détermine sa structure chimique. En 1954, un chercheur de l’Institut de Technologie de Tokyo, Kanazawa, met au point une méthode efficace pour sa synthèse. Une compagnie pharmaceutique en développement utilisa la méthode de Kanazawa pour le produire en grande quantité afin de le vendre comme un produit ayant des propriétés multiples dans les domaines des maladies digestives, du foie mais également pour corriger certaines formes d’hyperlipidémie.

Les applications cliniques

En 1972, Alan Hofmann, après une longue formation à Lundten Suède, avec son groupe de recherche de la Mayo Clinic, montra qu’il était possible de dissoudre les calculs de cholestérol de la vésicule biliaire en utilisant un autre acide biliaire, l’acide chénodésoxycholique, le 7-a-épimère de l’AUDC, acide biliaire principal de l’homme avec l’acide cholique. A partir de 1972, la littérature hépatologique et gastroentérologique fait état de nombreux travaux sur les effets biologiques des acides biliaires.

C’est alors que deux médecins japonais, Sugata et Shimizu, rapportent des observations cliniques étonnantes. Ces deux médecins remarquent en effet que certains de leurs patients ayant des calculs de la vésicule biliaire et des troubles digestifs, voient leurs calculs disparaître « spontanément ». L’interrogatoire révèle qu’ils ingèrent l’Urso commercialisé par Tokyo Tanabe.

Makino démontre clairement en 1975 que l’AUDC effectivement est capable de dissoudre les calculs de cholestérol sans effet secondaire notable. Les études biologiques effectuées en grande partie par Kenichi Kitani montre que l’acide ursodésoxycholique a des propriétés hépatoprotectrices dans divers modèles expérimentaux.

En 1980, le groupe de Serge Erlinger montre que l’AUDC induit une hypercholérèse chez le rat et augmente le transport du bicarbonate dans la bile. De 1974 à 1978, alors que je suis chef de clinique à l’hôpital Beaujon, Serge Erlinger me confie des travaux sur le transport des acides biliaires et ses effets sur l’élimination des lipides biliaires. Je suis alors convaincu de la nature précise de la fonction biliaire et des propriétés tout à fait particulières de l’AUDC.

En 1987, je rapporte les effets de l’AUDC dans la cirrhose biliaire primitive après avoir émis l’hypothèse qu’une partie des lésions hépatiques au cours des maladies cholestatiques pourrait être due à la conservation et à l’accumulation anormale des acides biliaires endogènes dans la circulation entérohépatique et dans le foie, phénomène qui pourrait être réversé en modifiant la composition de la bile en acide biliaire et en faisant de l’UDCA l’acide biliaire principal de l’homme.

Les résultats sont confirmés par toute une série d’études en particulier au Japon où un essai contrôlé initié par le Ministère de la Santé est mené de 1987 à 1989 et publié en 1990. Depuis cette date, environ 2400 travaux scientifiques ont été publiés sur les effets cliniques ou biologiques de l’AUDC. En 1990, nous montrons de façon surprenante que les acides biliaires et l’AUDC ont des propriétés immunomodulatrices et en particulier modulent l’expression des antigènes d’histocompatibilité de classe 1 et de classe 2 au niveau des hépatocytes.

Ces travaux seront poursuivis avec Y. Calmus et seront relayés par d’autres équipes, montrant que les acides biliaires se comportent comme des stéroïdes avec un effet direct sur la machinerie transcriptionnelle. Il est ainsi démontré que l’AUDC active les récepteurs aux glucocorticoides et modulent les gènes de la réponse inflammatoire, production d’interleukine, de No et plus récemment de Cox 2 et de NFKappaB. Ces travaux sont critiqués car il paraît inimaginable que les acides biliaires puissent, du fait de leur structure, aller dans le noyau pour modifier l’activation des gènes.

De la clinique à la recherche fondamentale

En 1999, trois groupes de chercheurs américains montrent que les acides biliaires se lient à un récepteur de la famille des récepteurs nucléaires dits orphelins, FXR. Il s’agit d’une protéine dont la partie C terminale comprend un domaine de liaison aux acides biliaires et une autre partie N terminale capable de se fixer dans les régions flanquantes 5′ de divers gènes. En l’absence d’acides bilaires, ces récepteurs sont associés à desco-répresseurs maintenant le gène dans un état d’inactivation. Une fois la liaison réalisée avec le ligand, le récepteur subit des modifications conformationnelles avec relargage du co-répresseur puis liaison à une protéine co-activatrice permettant l’interactionavec la machinerie transcriptionnelle du gène cible. Les gènes régulés par cette protéine sont les gènes contrôlant les transports d’acides biliaires dans l’intestin, dans les hépatocytes et dans les canaux biliaires.

D’autres récepteurs orphelins vont se montrer activés ou desactivés par les acides biliaires en particulier PXR dont l’activation contrôle outre les protéines impliquées dans les transports mais également dans le métabolisme des médicaments et des acides biliaireseux-mêmes et plus généralement des stéroïdes. Enfin, en 2003, il est montré qu’il existe également des récepteurs couplés aux protéines G à la surface des monocytes et des macrophages pouvant expliquer les effets des acides biliaires et de l’AUDC sur le système immunitaire.

De la recherche fondamentale à la clinique

Parallèlement à ces recherches fondamentales, les recherches physiopathologiques de biologie cellulaire montrent que l’AUDC possède des propriétés anti-inflammatoires non seulement au niveau du foie mais également au niveau du tube digestif et au niveau du cerveau (les acides biliaires passent la barrière hématoméningée).

Toutes ces propriétés déconcertantes expliquent les applications thérapeutiques inattendues de l’AUDC dans des situations aussi diverses que le purpura thrombocytopénique idiopathique,la carcinogénèse colique et biliaire et plus généralement les maladies inflammatoires dégénératives.

Il est amusant de constater que la bile d’ours était réputée pour augmenter la virilité des samouraïs du Japon féodal. Un article récent montre que l’AUDC est capable d’inhiber l’apoptose des spermatogonies induite par toute une série de toxiques ou par le vieillissement.

Remerciements

Je tiens à remercier tous mes collaborateurs, en particulier le Professeur Yvon Calmus, Philippe Podevin, Olivier Rosmorduc de m’avoir permis de poursuivre les recherches dans le domaine des acides biliaires. Je remercie mes collaborateurs directs : RE Poupon, Olivier Chazouillères, mes correspondants qui m’ont permis de voir et de traiter un grand nombre de maladies biliaires de l’adulte. Je remercie également la firme Tokyo Tanabe pour ses invitations à visiter le Japon et à rencontrer les principaux acteurs de cette incroyable histoire de l’Urso, en particulier les Professeurs Kenichi Kitani, Izao Makino, Hirotoshi Tanaka et Fumi Sugata.

> création: PhD, albi, le 29/03/2007
> auteur: RaPo, médecin, 2006

> révision : PhD, albi, le 17/02/2023